Chronique

Passion et obsession

Amy Winehouse, George Michael, Avicii, Kurt Cobain…

Le suicide et les surdoses font partie du paysage des grandes vedettes musicales depuis longtemps. Mais ces fins tragiques ne leur sont pas réservées.

Le 21 janvier, le fondateur de l’entreprise torontoise Deciem, « The Abnormal Company », la compagnie anormale, a été retrouvé mort, à 40 ans. Son corps était au pied de l’immeuble où se trouvait son appartement, dans le district des distilleries de la métropole ontarienne, où était située aussi une des 33 boutiques de l’entreprise qu’il a fondée en 2013. S’était-il lancé dans le vide, était-il tombé ?

Chose certaine, l’homme n’était pas bien depuis un bon moment. Ses troubles de santé mentale l’avaient mené à l’hôpital à quelques occasions. Estée Lauder, actionnaire de Deciem depuis 2017, avait même réussi à convaincre le tribunal, l’automne dernier, de tasser le fondateur de son poste de chef de la direction, vu ses difficultés.

La disparition de ce non-conformiste, aussi triste fût-elle, n’a donc pas surpris beaucoup d’observateurs. 

Mais doit-on se demander s’il n’y a pas quelque chose chez les jeunes stars entrepreneurs aux succès fulgurants qui pourrait les rendre aussi vulnérables aux déséquilibres que les stars tout court ?

Parce qu’on pourrait ici parler de la mort d’Alexander Calderwood, trouvé sans vie dans une chambre d’un de ses hôtels en 2014, entre des bouteilles d’alcool et une pipe à crack, alors que le fondateur de la chaîne Ace surfait sur une vague de succès incroyables après l’ouverture d’un hôtel à New York, puis à Londres.

Le monde des affaires compte bon nombre de ces histoires. Il y a eu le suicide de la designer Kate Spade, en juin dernier, du journaliste-chef-producteur Anthony Bourdain à pareille date, de l’éditrice de magazines albertaine Ruth Kelly en 2017. En 2013, le cofondateur du site de nouvelles Reddit, Aaron Schwartz, s’est donné la mort. En 2011, alors qu’il avait à peine 22 ans, Ilya Zhitomirskiy, chef de la direction du réseau social alternatif Diaspora*, a aussi choisi de mettre fin à ses jours. Et la liste des tragédies de la sorte continue.

Que se passe-t-il ?

D’abord, explique la psychologue Janie Houle, professeure à l’UQAM, il faut se rappeler que le suicide est plus présent chez les pauvres que chez les riches. Donc, de façon générale, le problème est plus grave chez les bas salariés ou les chômeurs que chez les entrepreneurs à grand succès.

Aussi, la psychologue note que le suicide est un phénomène multifactoriel. Il faut chercher la dépression, la dépendance à l’alcool ou aux drogues, les problèmes personnels que vit la personne qui choisit de mettre fin à ses jours. On peut avoir tendance à analyser le geste d’un – ou une – entrepreneur en le mettant en lien avec son travail, disons un échec, mais les causes ne sont pas toutes de ce côté.

Cela étant dit, il est intéressant, croit-elle, de poser la question. Y a-t-il un versant sombre à cette passion qui, autrement, pousse les stars entrepreneurs vers le succès ?

En fait, explique Robert Vallerand, lui aussi professeur et chercheur en psychologie à l’UQAM, spécialiste de la question de la passion, il y a deux sortes de passionnés.

Il y a les passionnés harmonieux et ceux qui ont une passion obsessive. Ce sont ces derniers qui sont à risque, alors que les premiers ont de bien meilleures chances d’être heureux.

Le passionné harmonieux investit beaucoup d’énergie dans son entreprise. Et a donc de grandes chances de succès. Mais il n’y a pas que ça dans sa vie, explique le chercheur.

« La question à poser, c’est : que font les gens quand ils ferment leurs livres ? »

Il y a ceux qui ne pensent qu’au boulot. Et il y a ceux qui passent du temps en famille, qui font du sport, qui jouent d’un instrument de musique, bref, qui ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier et qui trouvent du bonheur aussi ailleurs que dans leurs succès d’affaires. Et cette combinaison existe. Robert Vallerand l’a vue ! « Il est possible d’être en quête d’excellence et d’avoir une vie aussi », dit-il. « Il suffit de créer les conditions autour de soi. »

Bref, il n’est pas faux de répéter que la passion est cruciale pour assurer le succès de tout projet, incluant une nouvelle entreprise ou la poursuite de sa croissance. Mais cette passion n’a pas à être omniprésente et dévorante.

Parce que ce sont les gens qui mettent de côté tout le reste de leur vie, a observé le psychologue, qui commencent à développer des difficultés.

Contrairement à ce qu’on peut croire, les difficultés ne sont pas là avant que l’entreprise naisse. « Quelqu’un qui monte une start-up ne peut pas avoir de problèmes de santé mentale majeurs », dit-il. Il y a dès le départ des exigences de gestion de stress, de planification et de leadership, notamment, qui selon lui nécessitent un bon équilibre.

En revanche, des difficultés peuvent se développer si les mécanismes que les entrepreneurs choisissent d’utiliser pour faire face aux défis, au stress, aux échecs grands et petits ne sont pas les bons.

Évidemment, l’alcool, la drogue et compagnie n’aident pas. Mais le surinvestissement dans le travail non plus. Quand un cercle vicieux de travail intensif sans pause, sans aération de l’esprit, sans variété s’installe, s’installe aussi le risque de difficultés cognitives, décisionnelles, affectives, etc., explique le chercheur. Surtout si le succès de l’entreprise devient le seul barème de succès, point. Le passionné devient alors totalement vulnérable.

C’est la multiplication des sources de satisfaction qui vient rééquilibrer la situation.

Alors, quelles sont vos deuxième, troisième, quatrième passions ?

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